"Vingt ans après sa mort, mon admiration pour Marcel Proust demeure aussi vive, mais tout de même se nuance. Je ne suis plus aussi certain que l’œuvre, dans son ensemble, marque le triomphe d'une méthode. Ceci me frappe : les sommets de ce grand ouvrage surgissent du passé le plus ancien de l'auteur. Seul, l'enfant de Du côté de chez Swann et les grandes personnes que cet enfant a observées d'un regard encore pur (je songe en particulier à l'épisode fameux : Un amour de Swann) ont résisté à la corruption.
Mais à mesure que le temps retrouvé par Proust s'éloigne des premières années et ramène à la surface une vie sexuelle déterminée et les êtres qu'elle traîne après soi, le métal de l’œuvre, jusqu'alors intact, peu à peu se corrode. il résiste à certaines places comme préservé par le souvenir sacré de la mère et de la grand-mère du héros. Partout ailleurs, la pourriture d'une vine inerte quoique prodigieusement attentive, sans défense contre le dehors, toute livrée à des sensations fourmillantes, assiège, pénètre, ronge et détruit les humains à qui le romancier avait donné l'existence. Dans les derniers volumes, la figure même de Françoise, la servante immortelle, s'efface. Le fantôme d'Albertine flotte comme un ectoplasme dans la ténèbre asphyxiante d'une chambre. Les vivants disparus, rien ne subsiste que l'incomparable étude clinique de la jalousie dans une créature maudite à qui est interdit l'amour dont Dieu a comblé le couple humain. Tout ce qui était chaire dans le roman cède peu à peu à la corruption et retourne en poussière, mais l'ossature demeure : ces vues, ces généralisations du moraliste le plus pénétrant qui ait jamais été, dans aucune littérature.
C'est dire que, comme il y a vingt ans, l’œuvre de Proust m'apparaît toujours dominatrice. Je demeure stupéfait de constater que son importance échappe encore à certains critiques."
"Dieu est terriblement absent de l’œuvre de Marcel Proust. Nous ne sommes point de ceux qui lui reprochent d'avoir pénétré dans les flammes, dans les décombres de Sodome et de Gomorrhe ; mais nous déplorons qu'il s'y soit aventuré sans l'armure adamantine. Du seul point de vue littéraire, c'est la faiblesse de cette œuvre et sa limite ; la conscience humaine en est absente. Aucun des êtres qui la peuplent ne connaît l'inquiétude morale, ni le scrupule, ni le remords, ni ne désire la perfection. Presque aucun qui sache ce que signifie pureté ; ou bien les purs, comme la mère ou comme la grand-mère du héros, le sont à leur insu, aussi naturellement et sans effort que les autres personnages se souillent. Ce n'est point ici le chrétien qui juge : le défaut de perspective morale appauvrit l'humanité créée par Proust, rétrécit son univers. La grande erreur de notre ami nous apparaît bien moins dans dans la hardiesse parfois hideuse d'une partie de son œuvre que dans ce que nous appellerons d'un mot : l'absence de la Grâce. À ceux qui le suivent, pour lesquels il a frayé une route vers les terres inconnues et, avec une audace désespérée, fait affleurer des continents submergés sous les mers mortes, il reste de réintégrer la Grâce dans ce monde nouveau."
François Mauriac, Du côté de chez Proust, Œuvres autobiographiques, Bibliothèque de la Pléiade, 1990, p. 282-283 et p. 290-291.
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