dimanche 24 mai 2020

le Beau Dieu de la cathédrale d'Amiens, Ruskin, Huysmans et Proust


Le Beau Dieu de la cathédrale d'Amiens
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"Celui [Ruskin] qui enveloppa les vieilles cathédrales de plus d'amour et de plus de joie que ne leur en dispense même le soleil quand il ajoute son sourire fugitif à leur beauté séculaire ne peut pas, à le bien entendre, s'être trompé... Les grandes beautés littéraires correspondent à quelque chose, et c'est l'enthousiasme, en art, qui est le critérium de la vérité. À supposer que Ruskin se soit quelquefois trompé, comme critique, dans l'exacte appréciation de la valeur d'une œuvre, la beauté de son jugement erroné est souvent plus intéressante que celle de l’œuvre jugée et correspond à quelque chose qui, pour être autre chose qu'elle, n'est pas moins précieux. Que Ruskin ait tort quand il dit que le Beau Dieu d'Amiens "dépassait en tendresse sculptée ce qui avait été atteint jusqu'alors, bien que toute représentation du Christ doive éternellement décevoir l'espoir que toute âme aimante  a mise en lui", et que ce soit M. Huysmans qui ait raison quand il appelle ce même Dieu d'Amiens un "bellâtre à figure ovine", c'est ce que nous croyons pas, mais c'est ce qu'il importe peu de savoir...
Que le Beau Dieu d'Amiens soit ou non ce qu'a cru Ruskin est sans importance pour nous. Comme Buffon a dit que "toutes les beautés intellectuelles qui s'y trouvent [dans un beau style] tous les rapports dont il est composé sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l'esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet", les vérités dont se compose la beauté des pages de la Bible [d'Amiens]sur le Beau Dieu d'Amiens ont une valeur indépendante de la beauté de cette statue, et Ruskin ne les aurait pas trouvées s'il en avait parlé avec dédain, car l'enthousiasme seul pouvait lui donner la puissance de les découvrir."
Marcel Proust, "John Ruskin (deuxième et dernier article)", dans La Gazette des Beaux-Arts, 1er août 1900, p. 145-146.

Ce qu'a écrit Huysmans :
"Et il [le Christ assis dans la mandorle au portail occidental de la cathédrale N.-D. de Chartres] surgit, presque triste, dans son triomphe, bénissant, inétonné, avec une résignation qui s'attendrit, ce défilé de pécheurs qui, depuis sept cents ans, le regarde curieusement, sans amour, en passant sur la place ; et tous lui tournent le dos, se soucient peu de ce Sauveur qui diffère du portrait qu'ils connurent, ne l'admettant qu'avec une tête ovine et des traits aimables, pareil, il faut bien le dire, au bellâtre de la cathédrale d'Amiens devant lequel se pâment les gens amoureux d'une beauté facile."
J.-K. Huysmans, La Cathédrale, Folio Gallimard, 2017, p. 273.

Pour la photo du Beau Dieu d'Amiens :
Willibald Sauerländer, La sculpture gothique en France, 1140-1270, Paris, Flammarion, 1992, pl. 163.

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