Salomon Malka,
Marcel Proust est le romancier par excellence du confinement
-
La
lecture de Proust prend une tonalité particulière quand on cherche à y trouver
une cohérence.
Quelle
occasion a-t-on dans une vie de relire Proust? Il faut le faire en ces temps de
retrait, pas seulement parce qu’il était le fils d’un grand épidémiologiste,
inventeur - avant la lettre - des «cordons sanitaires» et des «lazarets». Pas
seulement parce que toute son œuvre a été écrite dans une forme de confinement -
il ne sortait pas de chez lui, vivait cloîtré, sauf la nuit tombée pour des
escapades «mondaines» -, mais aussi parce que la lecture d’Albertine disparue
et de La Prisonnière prend une tonalité particulière quand on cherche à y
trouver une cohérence.
Marcel Proust est le romancier par excellence du confinement
-
Dans
Albertine disparue, Marcel Proust raconte pendant trois pages son émoi à la
lecture du Figaro où il découvre un article de lui. Il le raconte
malicieusement, en ménageant ses effets et en commençant par dire son étonnement
en feuilletant le journal et en tombant sur un texte qui porte le même titre
que celui qu’il a envoyé, puis sur le texte lui-même et enfin sur la signature.
La joie naïve qui consiste à se mettre dans la peau de ceux qui vont le lire. La
perception de son texte comme si étrangement c’était celui d’un autre. Le
plaisir intérieur à imaginer les lecteurs lisant chaque ligne, à songer à ce
que diront ces mêmes lecteurs les uns aux autres, et à se demander aussi
comment sa «pensée» serait jugée. Il dit «pensée», il ne parle pas de ses
phrases, ni de son texte ni de sa littérature. Il parle de sa pensée.
Y a-t-il
une pensée de Marcel Proust? Y a-t-il une philosophie de Marcel Proust? Ceux
qui ont eu la chance d’y assister gardent en mémoire et ont encore à l’oreille
la voix de Jean-Laurent Cochet lisant ces trois pages, parmi des centaines d’autres
déclamées dans un marathon de vingt heures - de dix heures un samedi matin à six
heures le lendemain -, sans discontinuer, salle Gaveau à Paris. On se rendait
compte, à l’audition, de l’extraordinaire longueur des phrases, mais aussi de
leur simplicité. On découvrait la drôlerie, la malice, la facétie. Comme dans
ce passage précisément où le narrateur parle de son article, de la sensation éprouvée
à sa lecture et des interrogations espiègles sur la manière dont les autres le
liraient. On vérifiait à quel point il était un spécialiste de l’âme, à quel
point il a su en suivre tous les méandres, analyser le grain des sentiments, le
désir, l’amour, la jalousie, le souvenir, l’oubli…
Proust
esquisse une phénoménologie de toute une gamme de sentiments allant de la
tendresse à l’isolement, à la disparition, à l’absence, à la mort, à la
rupture, à l’abandon.
Marcel
Proust philosophe? On a beaucoup débattu de cela dans le passé. Sartre, en 1938,
écrivait, dédaigneux: «La psychologie de Proust? Ce n’est même pas celle de
Bergson, c’est celle de Ribot.» Theodore Ribot étant ce normalien, premier
psychologue et philosophe à traiter de la mémoire comme d’un état biologique. Quant
à Bergson, Proust n’aimait pas beaucoup qu’on associe son nom à celui de son
oncle par alliance. Ni qu’on laisse entendre que ses romans étaient une
illustration de la philosophie de son oncle. Tous deux se retrouvent dans une
approche du temps qui s’égrène en fractions éparses. Sauf que Proust va plus
loin en esquissant une phénoménologie de toute une gamme de sentiments qui vont
de la tendresse à l’isolement, à la disparition, à l’absence, à la mort, à la
rupture, à l’abandon, à la séparation.
Lévinas,
en 1947, prendra le contre-pied de Sartre. Dans un article de revue (qui sera
repris plus tard dans Noms propres), il brossera un portrait de Proust en émule
de Freud et de Bergson et fera un bel éloge du romancier, dont l’enseignement
le plus profond aura consisté à ses yeux à faire le récit du surgissement de la
vie intérieure à partir d’une insatiable curiosité pour la vie d’autrui.
Proust
chérit l’isolement volontaire. Il a besoin de silence, de retrait et de
solitude pour bâtir son œuvre.
Lévinas
aura été initié à Proust avant guerre par Maurice Blanchot. Il l’a relu en
captivité, dans son camp de prisonnier près de Hanovre. Proust est d’ailleurs l’écrivain
le plus cité dans ses Carnets - avec Bloy, Gide et Bergson justement - où il écrit
notamment ceci: «Chez Proust, les sentiments sont réfléchis. Pas seulement les
siens mais aussi ceux de l’autre.» Comme si, confiné lui-même dans un stalag,
le philosophe avait trouvé refuge, et matière à penser, dans l’œuvre du
romancier par excellence du confinement.
Même
si, chez lui, c’est un confinement choisi. Il éprouve un certain plaisir dans
cet isolement volontaire. Il a besoin de silence, de retrait, de solitude pour
bâtir son œuvre. Mais en même temps, il sait pouvoir rompre sa claustration,
quitter sa chambre capitonnée quand il le veut pour aller s’étourdir dans une
vie de noctambule dont il n’est jamais dupe.
Théoricien
du confinement? Penseur du quant-à-soi? Philosophe du «Restez chez vous»?
Oui,
il y a un peu de cela. Gérard Bensussan qui va publier (après-guerre) chez
Garnier un livre sur la philosophie de Proust intitulé L’écriture de l’involontaire
dit qu’il faut lire Proust d’abord parce que son œuvre donne aux lecteurs «les
moyens de lire en eux-mêmes». Et de citer cette phrase tirée de la
correspondance, qui porte aussi bien sur la guerre que sur l’amour: «C’est l’événement
qui détermine le projet.» Il est vrai que cet homme, qui était orfèvre en
psychologie humaine, n’évoque dans les milliers de pages de La Recherche que
deux épisodes qui pouvaient acquérir à ses yeux le statut d’événements: l’Affaire
Dreyfus et la Grande Guerre. Si on laisse de côté naturellement, l’événement
suprême pour lui, la rencontre de quelqu’un d’autre. Il écrit ainsi: «L’ennemi
ne connaît pas plus nos plans que nous ne savons le but poursuivi par les
femmes que nous aimons.»
Gérard
Bensussan dit qu’il faut lire Proust car son œuvre donne aux lecteurs les
moyens de lire en eux-mêmes.
Encore
un mot sur Albertine disparue. On y trouve par moments des phrases qui laissent
rêveurs et perplexes, venant d’un homme ayant grandi dans un milieu médical (autant
son père que son frère): «La nature ne semble guère capable de donner que des
maladies courtes. Mais la médecine s’est annexé l’art de les prolonger.» Sur la
première partie de ce jugement, on aurait envie de dire: Dieu vous entende,
cher Marcel Proust!
Le Figaro, 27 avril 2020
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