"La Tour ne gesticule jamais. En un temps de frénésie, il ignore le mouvement. Qu'il soit capable de le représenter bien ou mal ne vient même pas à l'esprit : il l'écarte. Son théâtre n'est pas le drame de Ribera, c'est une représentation rituelle, un spectacle de lenteur. Connut-il Piero della Francesca ? Non, sans doute. Le même souci de style fige ses personnages dans la même immobilité plus intemporelle que primitive, celle d'Uccello, de la Pietà de Nouans, de Giotto parfois. Si le geste baroque se déploie en s'éloignant du corps, celui de La Tour est dirigé vers le corps, comme ceux qui expriment le recueillement ou le frisson. Il est rare que les coudes quittent la poitrine de ses personnages et les doigts de ses mains offertes (dans le Saint Sébastien par exemple) ne sont pas tendus. Les personnages extérieurs de ses groupes sont attirés vers le centre du tableau aussi impérieusement que ceux du baroque s'en délivrent.
On dit qu'il fut, comme ses contemporains amateurs de nocturnes, voire comme Bassano, un analyste des effets de lumière. Mais ses effets de lumière si prenants ne sont nullement exacts, et il suffirait de reconstituer les scènes qu'il peint, et de les photographier, pour le prouver. On sait le rôle que joue les torches dans ses tableaux ; mais quand une torche a-t-elle dispensé cet éclairage serein et fondu, qui fait apparaître des masses et ne fait pas apparaître d'accents ? Les corps du Saint Sébastien veillé par sainte Irène ont des ombres, mais projettent seulement celles que le peintre à choisies ; et il n'y en a aucune dans le premier plan du Prisonnier, que La Tour ne voulait pas mettre en valeur. [...]
Les pâles flammes de La Tour servent à unir ses personnages ; sa bougie est la source d'une lumière diffuse malgré la netteté de ses plans, et cette lumière n'est nullement réaliste, elle est intemporelle comme celle de Rembrandt. [...]
Ce que La Tour prend au réel est parfois saisi de façon aiguë ; les mains translucides de Jésus enfant devant la bougie, dans le Saint Joseph charpentier, par exemple. Mais sa lumière n'est ni le moyen d'un relief, comme celle du Caravage, ni le moyen d'un pittoresque, comme celle de Honthorst : c'est le moyen d'un harmonie qui fait du réel le décor de quelque palais du recueillement."
André Malraux, Les Voix du Silence, La Galerie de la Pléiade, Gallimard, 1953, extraits pris dans les pages 380-389.
Pour l'illustration : Jacques Thuillier, Tout l'œuvre peint de Georges de La Tour, Paris, Flammarion, 1973, pl. XXXV.
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