vendredi 14 avril 2023

oiseau, je te libère, je t'affranchis, plaide pour moi à la porte du Paradis

Depuis toujours, depuis les temps de Byzance et de l'Empire ottoman, ces petits oiseaux, qui viennent on ne sait d'où et qui vont on ne sait où, se posent sur le Plan de Florya [bande de plage près d'Istanbul] et y prennent leurs quartiers du début octobre jusqu'à la fin novembre. Et depuis ces temps-là, les habitants d'Istanbul capturent ces oiseaux, avec des pièges de toutes sortes, ils les capturent et ils vont les vendre devant les églises s'ils sont chrétiens, devant les synagogues s'ils sont juifs, devant les mosquées s'ils sont musulmans. "Je te libère, je t'affranchis. Plaide pour moi à la porte du Paradis." Et le ciel d'Istanbul s'emplit ainsi de ces oiseaux par tous ceux qui veulent s'assurer le paradis à peu de frais. Ce sont surtout les enfants qui adorent les acheter et les lâcher. mais aussi les vieux, les très vieux...

En ce temps-là, chaque jour, sur le Plan de Florya, les oiseaux se capturaient par milliers et ils étaient libérés par milliers devant Sainte-Sophie ou la mosquée d'Eyup, ou la Nouvelle-Mosquée, celle de sultan Ahmet ou de la sultane Mihrimah, ou celle de Fatih. Je te libère, je t'affranchis, plaide pour moi à la porte du Paradis... Les gens se jetaient sur les cages, ils se battaient pour un oiseau. En ce temps-là, les oiseleurs n'arrivaient pas à suffire aux besoins de la ville. Devant les églises et les synagogues aussi, les gens relâchaient, après avoir récité une prière, des milliers d'oiseaux, et ils les regardaient avec fierté, avec espoir, s'envoler tout heureux de leur liberté recouvrée...

Un beau matin, je constatai qu'un grand nombre de filets avaient été tendus sur le Plan de Florya, partout, en bordure du bois, sur le flanc du tout petit coteau qui surplombe la voie ferrée, entre les touffes de cardères et sous les figuiers, dans le grand fossé derrière les amandiers, el lisière du bouquet de peupliers. Tous avaient tendus leurs filets, attaché leurs appeaux. Tout autour des filets, ils avaient disposés les cages des chanterelles, et eux-mêmes sifflaient  en imitant les cris d'oiseaux... Le Plan s'emplissait de sifflements dès qu'un vol d'oiseaux passait dans le ciel.

Le verdier, couleur de cendre, presque noir, un tout petit peu plus petit que le moineau, le chardonneret jaune, et le pinson et la mésange. Et toutes sortes de petits oiseaux aux couleurs brillantes, avec du jaune sur la poitrine, le plus beau, le plus éclatant de tous les jaunes, du rouge, le plus flamboyant de tous les rouges... Du jaune qui se remarque dans l'obscurité la plus totale, du rouge, du vert, étincelants. Et un oiseau minuscule, grand comme le pouce, tout bleu... Il vole dans le ciel, pareil à une boule de lumière, en y abandonnant un peu de son bleu, en y traçant une ligne d'un bleu éclatant, intense.

Extraits de Yachar Kemal, Alors, les oiseaux sont partis..., Gallimard, 1983.

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