vendredi 7 avril 2023

Jean Giono, la réalité et le champ de blé

"La réalité est difficile à manier. Les naturalistes prétendent qu'il faut l'employer nue et crue. Oui, si on veut faire du document ou du journalisme ; non si on veut du roman ou simplement un récit.
Raconter une histoire est un art ; il faut donc mentir [le mentir vrai d'Aragon], ne serait-ce que par omission puisque l'art est un choix.. Pour si peu qu'on intervienne dans l'ordre chronologique des faits, qu'on se réserve la liberté de disposer des rapports, voilà la réalité sublimée. C'est alors que les difficultés de maniement commencent. 
Il y a autant de réalités que d'individus : c'est une vérité de La Palice. Je passe à côté d'un champ de blé. Il y a le champ de blé du paysan qui l'a semé, qui escompte la récolte, pense à tout ce qu'il pourra payer avec l'argent que rapportera le blé ; il y a le champ de blé près duquel je passe et qui me donne des idées de cuirasse d'or (par exemple et pour aller plus vite), d'autant que je suis en promenade avec un petit Arioste dans ma poche, et je serais plutôt tenté d'admirer dans ce champ de blé le magnifique vert des chardons et le beau rouge des coquelicots que j'interprète comme le travail de Cellini et du sang vermeil, alors que le vrai paysan s'en désespère et suppute combien ces chardons secs seront désagréables au battage. Il y a le champ de blé de l'économiste distingué ; il y a le champ de blé du citadin  en balade ; il  y a le champ de blé de Van Gogh, mais il n'y a pas le champ de blé du manieur de réalités. Ni le paysan, ni moi-même, ni l'économiste, ni Van Gogh ne sommes dans la réalité. Tout ce que nous pouvons transmettre, c'est l'idée que nous nous faisons du champ de blé. Il en est des êtres comme des choses. De là les passions."
Jean Giono, La Chasse au bonheur, Gallimard, 1988, p. 135-136.

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