samedi 4 mars 2023

je ne veux pas que vous vieillissiez

" La nuit était tombée comme il dépassait la deuxième écluse. Il s'était arrêté. Les étoiles s'allumaient. Il avait entendu une voix chantante, un léger appel : « Roger ! »Malgré la ténuité de la voix il eut la certitude que c'était vrai. Il répondit sans hésiter : « Émilie tu es là ! » 
Il eut beau écarquiller les yeux, il ne put distinguer même une ombre. Mais il perçut une rumeur d'herbes et de roseaux froissés de l'autre côté du canal. Il marcha le long du canal, pour suivre la rumeur. Il se trouvait lui-même sur le chemin de halage, tandis que la rive opposée était encombrée de végétation qui obstruaient un simple sentier. Il n'osait parler de nouveau, et bientôt il capta quelques mots :
- Je suis venue.
-Tu es venue.
Il reconnaissait la voix, et il lui semblait qu'Émilie était plus présente que si elle avait été à côté de lui. Il sentait réellement ses épaules, son souffle léger, ses bras comme si elle l'avait embrassé.
- Où es-tu donc ? Où travailles-tu à cette heure ? 
Émilie répondit :
- Dans une auberge le long du canal, juste à la frontière.
Roger avait songé à l'ancienne auberge. Machinalement il avait dit :
- Cela n'est pas bien pour toi.
- Les gens de l'auberge ont quelques terres. Je m'occupe au travail des champs. Je ne parle à personne.
- Pourquoi ne viens-tu pas vivre près de nous ?
- Comme cela. Que devenez-vous ?
- Nous besognons. Nous sommes très tranquilles. Nous vieillissons.
- Tais-toi. Je ne veux pas que vous vieillissiez.
Un silence. Il n'y avait pas un brin de vent. Émilie et Roger marchaient lentement de chaque côté du canal, en devisant. Les étoiles brillaient dans le ciel et dans le canal, et la nuit était profonde. Émilie s'est arrêtée. Roger a su aussitôt quelle s'était arrêtée comme si elle le tenait par la main. Il a su qu'elle descendait le talus du canal. On n'était pas loin de la troisième écluse. Il a descendu à son tour le talus du canal. 
Elle avait dû s'agenouiller et se pencher pour parler presque au niveau de l'eau. Il s'est baissé lui-même. Ainsi la voix filait d'Émilie vers lui le long de la surface absolument immobile et elle venait contre son cœur. Qu'ont-ils dit ainsi ? 
Ils se sont demandé encore des nouvelles de leurs santés.
Puis Roger a déclaré :
- On pense à toi tout le temps.
- Je pense à toi, a redit Émilie comme en écho. Tu diras à Victor, à Louis, à tous que je pense à eux.
- Tu reviendras bientôt ? a-t-il demandé.
- Je ne sais pas, a dit Émilie.
Ces mots ont terminé la conversation. Il a semblé à Roger qu'elle l'entourait encore de ses bras et qu'il la serrait contre lui, puis il n'a plus rien entendu. Elle s'était éloignée. Quand reviendrait-elle ? "

André Dhôtel, La Tribu Bécaille, Gallimard, 1963, p. 325-326.

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