jeudi 18 juin 2020

Marcel Proust, Paul Morand et Venise

  Il semble inimaginable qu'à la fin de 1919 Proust rencontre encore de la difficulté à placer dans les journaux une chronique sur Venise, espérant humblement qu' "elle va être prise". Toute sa vie, Proust se promit Venise ; il espérait, disait-il, à la fin de la Grande Guerre, pouvoir y retourner avec Vaudoyer ou avec moi, son œuvre terminée ; il y rêvait de loin depuis son enfance, pareil à sa grand-mère qui, elle, n'y alla jamais ; il y pensait lorsqu'il passait l'automne à Évian, en ces débuts de septembre où le Léman prend de doux accents lombards, semble se rapprocher des îles Borromées dont le Simplon le sépare à peine par sa masse, jadis infranchissable, aujourd'hui facilement enjambée ou trouée ; mêmes palais d'été, même transparence des rives, même couleur de truite au bleu des surfaces matinales.
  Proust avait la vocation de Venise  (et pas seulement celle des cravates d'Au Carnaval de Venise, boulevard des Capucines, où Charles Haas se fournissait). Comment fuir l'Exposition universelle (celle de 1900), se demandait-il, comment arriver seul, si souffrant, jusqu'à la cité magique ? Il lui eût fallu un compagnon, il n'en trouvait pas ; une lettre de lui, datée d'octobre 1899, n'est qu'un cri vers Venise. Qu'attendaient, pour lui servir de guide, Emmanuel ou Antoine Bibesco, les deux neveux de la grande musicienne qui accueillit si souvent Proust dans sa villa Bessaraba, à Amphion ? L'Italie n'était qu'à trous heures... Au début de mai 1900, Proust apprend que Reynaldo Hahn et sa cousine Marie Nordlingen sont à Rome, qu'ils vont se rendre à Venise. Il n'y tient plus, décide Mme Proust à l'accompagner ; dès Milan, dans le train, elle lui traduit Ruskin...
  Dans l'index de la Recherche, édition de la Pléiade [l'ancienne édition en trois tomes], Venise revient cent fois ; on y suit l'ivresse de Proust pour la ville enfin conquise dont il oublie les fièvres redoutées, témoignage d'un jeune homme étourdi par la splendeur de Saint-Marc, d'un Marcel étonnant sa mère, car il trouve la force d'être debout à dix heures du matin, etc.
Le mois de mai se passe ; l'acide proustien se combine à merveille avec la base vénitienne. La Fugitive [Albertine disparue] contient cent impressions diverses, où Venise se mêle, se confond avec Ciombray (rôle des maisons de la Grand-Rue comparé à celui des palazzi, rapports entre les jeux du soleil sur les stores du canal et sur ceux du magasin de nouveautés familial, confrontation de l'hôtel Danieli et de la demeure de la tante Léonie, etc.). La Conversation avec maman, dans Contre Sainte-Beuve, révèle d'autre récollection : "Quand ma gondole me ramenait, à l'heure du déjeuner, j'apercevais le châle de maman posé sur la balustrade d'albâtre", etc. Ces souvenirs de Contre Sainte-Beuve sont plus anciens que ceux de La Fugitive ; ils ont ceci en commun qu'ils font état d'une brouille entre le fils et la mère qui m'a toujours intrigué, étrange querelle qu'on aimerait pouvoir éclaircir, tant ce différend aura une résonance durable ; ils ont ceci de singulier que, premier en date (quoi qu'il soit difficile d'en fixer une, car il est fait de morceaux réunis entre 1905 et 1909), le Contre Sainte-Beuve nous parle "d'un soir où, méchamment, après une querelle avec maman, je lui avais dit que je partais (de Venise)... J'avais renoncé à partir, mais je voulais faire durer le chagrin de maman de me croire parti". Ici, c'est donc le fils qui veut renter à Paris (comme sa mère n'est venue à Venise que pour lui, on ne comprend pas pourquoi elle n'accède pas au désir de son fils de renter)...
  ...alors que, plus tard, dans La Fugitive, où le séjour vénitien est traité plus largement, la situation est inversée ; cette fois, c'est le Narrateur qui refuse de quitter Venise et de revenir à Paris avec sa mère : "Ma mère avait décidé que nous partirions...ma prière (de rester) réveilla dans mes nerfs excités par le printemps vénitien ce vieux désir de résistance... cette volonté de lutte qui me poussait jadis à imposer brutalement ma volonté à ceux que j'aimais le plus". La fin est connue : après avoir laissé sa mère partir pour la gare, le Narrateur court après elle, la rejoint au moment où le train s'ébranle ; il y a loin du Danieli à la Stazione, mais l'élan filial raccourcit le trajet. Une fois encore, le cordon ombilical ne sera pas coupé. 
  Cette nouvelle version d'un conflit entre fils et mère semble plus proche de la réalité que la première. Pour Proust, Venise, c'est la cité de son inconscient (style 1900).
  Où était la Venise de Proust, sinon en lui-même ? À travers toute la Recherche, Venise restera la symbole de liberté, d'affranchissement contre la mère, d'abord, ensuite contre Albertine ; Venise, c'est l'image de ce que la passion l'empêche de réaliser ; Albertine lui cache Venise comme si l'amour offusquait tous les autres bonheurs.
  Dans la réalité, Proust rentra à Paris fin mai 1900, avec sa mère. En automne, il prit sa revanche ; tenace, il revient à Venise, seul cette fois, comme il le désirait. Il y demeura dix jours, en octobre 1900, non au Danieli, mais à l'Hôtel de l'Europe, face à La Salute. "Voyage fort mystérieux", écrit Painter. Psychologiquement, peut-être, mais pas littérairement, puisque La Fugitive nous a valu des pages fameuses, décrivant les promenades solitaires du Narrateur "par d'humbles campi, par des rii abandonnés", dans une quête passionnée de Vénitiennes, "seul... au milieu de la ville enchantée, comme un personnage des Mille et Une Nuits".

Paul Morand, Venises, Gallimard, 1971, p. 121-124.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire