Rembrandt, Jan Six (1618-1700)
hst - 1654 - 112 x 102 cm
Amsterdam, Six-Stichting
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"Le ton dont M. de Guermantes disait
cela était d'ailleurs parfaitement sympathique, sans ombre de la vulgarité
qu'il montrait trop souvent. Il parlait avec une tristesse légèrement indignée,
mais tout en lui respirait cette gravité douce qui fait le charme onctueux et
large de certains personnages de Rembrandt, le bourgmestre Six par exemple."
Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Le Livre de Poche Classique, 1993, p. 146.
Pour le tableau :
- Christian Tümpel, Rembrandt, Paris, Albin Michel, 1986, illustration p. 276.
Les relations entre Six et Rembrandt analysées par Marcel Brion
"Les riches, les puissants avaient tourné le dos à Rembrandt après l'arrêt du Consistoire ; de flatteuse, son amitié était devenue compromettante, et Jan Six, lui-même, quoiqu'il se crût poète et jouât au mécène, n'était qu'un bourgeois économe et timoré.
Depuis le dernier portrait qu'il avait peint en 1654, Rembrandt s'était éloigné de lui. Jadis, peut-être, Six était un jeune homme ardemment épris de littérature et d'art. Il avait écrit une tragédie, Médée, pour laquelle le peintre composa une gravure mystérieuse et grandiose. Et puis la jeunesse s'était fanée ; avec elle s'en étaient allés les rêves d'adolescence. Ce cœur généreux s'était desséché, et le brillant Jan Six, préoccupé de succès politiques et commerciaux, considérait avec une sorte de mélancolie compatissante et ironique le jeune enthousiaste de naguère... Dans le portrait de 1654, ce n'est pas à l'ami d'hier que Jan Six dit adieu, mais à l'homme qu'il fut lui-même, ou qu'il aurait pu être. Ce sourire nostalgique et gêné de l'homme qui met ses gants avant de prendre congé, ce n'est pas à Rembrandt qu'il l'adresse, mais au Jan Six des ferveurs adolescentes, des passions désintéressées. Avec une sorte de honte et de pudeur, comme s'il avait hâte d'abandonner ce passé qu'il renie déjà, presque, d'écarter ce qui lui rappelle les échecs de l'artiste manqué, de rejeter définitivement, comme si cela n'avait pas existé, ce qu'il y a eu de meilleur et de plus précieux en lui-même, d'effacer ce moment de frivolité enthousiaste, dont, aujourd'hui il se sent humilié. Jan Six sait tout ce qu'il doit à Rembrandt ; une dette que les mille florins qu'il lui a prêtés ne compensent pas. Les ambitions politiques et mondaines ne l'aveuglent pas encore assez pour l'empêcher de voir la gloire qui a rejailli sur lui, Jan Six, de cette flatteuse amitié, mais au moment de témoigner sa reconnaissance d'un geste libéral, Jan Six, prisonnier de l'opinion publique, effrayé de compromettre son avenir dans la compagnie d'un bohème insolvable et taré, et ne pressentant pas que s'il devient immortel un jour, ce n'est pas grâce aux vers médiocres de sa tragédie, mais simplement parce que Rembrandt l'a peint, Jan Six ignore la requête muette de l'artiste. Il sait que celui-ci est à la veille de la faillite, que les créanciers mettent en marche contre lui la lourde machine de la procédure, et bien loin d'offrir de l'argent à celui qu'il appelait son ami, il va se joindre à la meute qui le harcèle. Non pas ouvertement, bien sûr, car il n'a même pas le courage de sa trahison, mais par le détour préféré des timides et des lâches, en cédant sa créance à un usurier qui ne se fera pas scrupule, lui, de saigner le débiteur malheureux."
Marcel Brion, Rembrandt, Paris, Albin Michel, 1946, p. 183-185.

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