Du Serment des barbares au Village de l’Allemand, Boualem Sansal a dénoncé les secrets du pouvoir algérien et la force des idéologies qui combattent la liberté. Ces lectures s’imposent pour saisir ce dont est victime l’écrivain, emprisonné depuis le 16 novembre dernier, estime le fondateur du comité de soutien à Boualem Sansal *.
Depuis
neuf mois ce 16 août, l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal est détenu en
prison par le régime algérien. Tout a été dit, écrit, dénoncé des motifs
fallacieux qui ont présidé à son arrestation, à son incarcération, aux
conditions scandaleuses de son procès. Tout a été dit, écrit, dénoncé des abus
dont il est la victime. Tout a été dit également des faiblesses initiales et
trop durables de la réponse française à ce scandale continu que constitue l’emprisonnement
d’un homme pour ses idées. Tout a été dit, écrit, dénoncé des provocations
agressives et incessantes du pouvoir algérien. Et tout continuera à être dit, écrit,
dénoncé jusqu’à ce que la justice triomphe. Pourtant une question demeure,
aussi lancinante que préoccupante. Pourquoi l’intolérable situation dans
laquelle l’État policier d’Alger a plongé le romancier donne lieu à une
mobilisation aussi relative et parfois même dans certains cercles à une
acceptation complice ?
C’est vrai en France comme cela l’est aussi dans de nombreuses capitales européennes. Il fut une époque où la dissidence, a fortiori quand il s’agissait d’une dissidence littéraire, nonobstant quelques poches de compromission, suscitait un bien plus large élan d’indignation et de solidarité. En France, terre littéraire s’il en est une, où la littérature a longtemps été considérée comme une valeur suprême se confondant avec l’expression même de la liberté ; terre d’impertinence et de critique, où la figure de l’intellectuel s’est forgée dans des combats incessants en faveur du juste, d’une certaine conception de l’humanité et de la vérité, l’affaire Sansal reste d’abord et essentiellement un sujet diplomatique - ce qu’elle ne manque pas d’être en raison du poids de l’histoire traumatique de la relation franco-algérienne, mais ce à quoi elle ne saurait être réduite. Elle va bien au-delà, car elle touche non seulement à un nerf existentiel de notre époque et de ses conflits mais aussi aux fondements de nos sociétés de libre arbitre et de libre critique.
Pour comprendre le destin dramatique de l’otage d’Alger, il faut suivre de près les linéaments de son œuvre romanesque, qui est toute d’introspection de ce que signifie l’enfermement algérien, qui n’est rien d’autre que celle d’un pouvoir qui, comme tout pouvoir autocratique, ment à sa société, ment à ses partenaires internationaux et se ment in fine à lui-même. Dès son premier roman, paru en 1999, Le Serment des barbares, Sansal divulgue les secrets de famille sur lesquels s’est bâti ce pouvoir, sur lesquels il s’est reproduit à travers le prisme de l’effroyable guerre civile des années 1990, et sur lesquels il a imposé toujours plus son injonction narrative à l’ancienne puissance coloniale.
Plus encore, Sansal, avec la prescience de celui qui voit plus loin que le filtre aveuglant de l’immédiat, y a décelé de manière impressionniste la projection de ce qui pourrait arriver de ce côté-ci de la Méditerranée si nous refusions de voir ce que le réel laisse monter comme menaces. Lanceur d’alerte, il dissèque le premier la dangereuse imprégnation islamiste qui s’infiltre au jour le jour dans nos vieilles nations libres et émancipées. L’extraordinaire « va-et-vient » mémoriel que dessine peut-être son ouvrage le plus limpide, Le Village de l’Allemand est de cette veine, qui avertit que le passé maléfique, proche, peut à tout moment se réincarner sous une autre forme. Du nazisme d’hier à l’islamisme d’aujourd’hui, il existe une continuité s’abreuvant par des cheminements différents à la même source : la volonté de dominer au nom de la détestation de la liberté. Et la force de ces idéologies mortifères consiste à parier sur nos renoncements, nos accommodements, en quelque sorte nos lâchetés.
Cette vérité, comme toutes les vérités, n’est certainement pas bonne à dire, mais sa fulgurance tragique reste coincée dans les mailles incapacitantes du déni. C’est à l’épreuve de ce constat qu’il faut appréhender d’abord les propos honteux proférés par certains responsables politiques qui, non contents de ne pas condamner l’abomination de son arrestation, ont relayé l’infâme propagande d’Alger, ou les non-dits des autres pour lesquels cet embastillement d’un écrivain, âgé, malade, ne soulève pas la moindre once d’empathie.
Le halo politico-médiatique maintenu contre vents et marées par le Comité de soutien se heurte souvent à une forme d’indifférence ou de scepticisme dont il faut percer les ressorts. Ne sachant plus ce que nous sommes, d’où nous venons et où nous voulons aller, nous préférons ignorer au mieux ou au pire dénigrer. De ce point de vue, la quasi-inexistence de la réaction des milieux culturels, comme le fit opportunément observer David Lisnard au moment du Festival de Cannes, est bien plus que le syndrome d’une léthargie : elle relève d’une abdication, voire d’un retournement contre tout ce qui a contribué à la lente gestation de l’humanisme français, qui, de Rabelais comme de Montaigne et même avant ceux-ci, en passant par Voltaire, jusqu’à Camus, a voulu que, face à la conscience opprimée, le réflexe de défendre celle-ci soit toujours à la hauteur de cet héritage. In fine, ce trou d’air dit quelque chose aussi et surtout du déclassement de l’homme de l’écrit dans un temps où l’on n’a jamais autant griffonné et aussi peu lu que transmis.
La littérature dans la conscience nationale et aussi européenne n’est plus ce qu’elle fut. Et, quand cette littérature est une littérature de divulgation, de combat à rebrousse-poil des conformismes dominants, des irénismes falsificateurs, des amnésies culturelles, elle révèle dans toute son étendue ce que le penseur américain Allan Bloom voyait surgir dans les brumes finissantes du dernier quart du XXe siècle : le désarmement de l’âme, qui n’est que le témoignage de la crise de la culture générale sans laquelle le monde passé, présent et à venir ne peut être compris, défendu et sauvé.
L’encyclopédisme de Sansal, qui jaillit dans toute son œuvre, est aux antipodes du dessèchement postmoderne. C’est ce salutaire viatique que nous défendons aussi en défendant celui qui, en épilogue de son tout premier ouvrage, nous livre les clés de cette lucidité périlleuse à laquelle l’homme de bien doit s’exposer pour ne pas perdre le sens de la vérité : « L’histoire n’est pas l’histoire quand les criminels fabriquent son encre et se passent la plume. Elle n’est que la chronique de leurs alibis. Et ceux qui la lisent sans se brûler le cœur sont de faux témoins. » Arnaud Benedetti
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