jeudi 18 novembre 2021

Olga Tokarczuk et le peintre Jacek Malczewski


Jacek Malczewski (Radom, 1854 - Cracovie, 1929), La Mort
1902, huile sur toile
© Musée National de Varsovie
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"Elle s'est endormie. L'avion reste suspendu dans l'air pur, glacial, qui tue les bactéries. Chaque vol nous désinfecte. Chaque nuit nous purifie. Elle voit un tableau, elle ne connaît pas son titre ; c'est un souvenir qui remonte à son enfance : une jeune femme effleure les paupières d'un vieillard agenouillé devant elle. Ce tableau était reproduit dans un livre d'art qui se trouvait dans la bibliothèque de son père ; elle saurait même indiquer l'endroit exact  - sur l'étagère du bas, à droite, à côté d'ouvrages du même genre. Il lui suffirait maintenant de fermer les yeux pour se trouver transportée dans cette pièce lumineuse, avec un oriel demi-circulaire donnant sur le jardin. Á droite de l'entrée, à la hauteur de son visage, il y avait un interrupteur en ébonite noir ; il fallait saisir le bouton entre le pouce et l'index et, ensuite, le tourner. Il opposait une faible résistance avant de faire un petit clic. Aussitôt, le lustre s'allumait - une espèce de grande roue avec cinq abat-jour de verre en forme de calices allongés. C'était une pièce haute de plafond, et elle n'aimait pas le faible éclairage dispensé par ce lustre. Elle préférait brancher le lampadaire avec l'abat-jour de couleur jaune dans lequel quelques brins d'herbe avaient été noyés - allez savoir par quel procédé ! - et se carrer dans le vieux fauteuil, tendu d'un tissu élimé. Enfant, elle croyait que des boboks, créatures terrifiantes aux formes indéfinies, avaient élu domicile dans son rembourrage. Le livre qu'elle poserait maintenant sur ses genoux - ça y est, ça lui revient ! - est une monographie du peintre Malczewski. Il s'ouvrirait tout seul à la bonne page, celle où une belle jeune femme, portant une faux, ferme avec amour et sérénité les yeux d'un vieillard agenouillé à ses pieds."
Olga Tokarczuk, Les Pérégrins, Le Livre de Poche, 2021, p. 382-383.

"Déployés sous forme de séries, des thèmes récurrents caractérisent l'univers symbolique de Jacek Malczewski, comme celui de la Mort, omniprésente dès les premières œuvres réalisées (La Mort d'un déporté dans un convoi (1891) jusqu'à la série sur Thanatos commencée en 1898. Femme ailée inquiétante, figée avec sa faux dans la nuit bleutée polonaise (Thanatos I), la mort illustre le mythe de grec de Thanatos et de son frère Hypnos, le Sommeil, qui emportent ensemble le corps des guerriers morts au combat ; femme fatale et plantureuse qui semble se rendre à un rendez-vous amoureux dans un jardin fleuri (Thanatos, 1898-1899), elle dévoile le rapport étroit qu'elle entretient avec l'amour, revêtant ailleurs l'apparence d'une jeune femme séduisante qui vient fermer les yeux de ceux qu'elle emporte (La Mort, 1902).
Jeanne Faton, "Malczewski à Orsay, un peintre symboliste polonais", dans L'Objet d'Art, février 2000, p. 42.

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