samedi 16 janvier 2016

Claude Gellée et Maurice Barrès

Combien de fois je suis allé, par la prairie, de Charmes à Chamagne ! Les premiers éléments dont Claude fit son œuvre  reposent toujours sur cette nature. Le matin, le soir, dans la belle saison, j'ai suivi le mince sentier des pâquis, le long de la Moselle, au milieu des saules et près des grèves blanches où la fraîche rivière étincelle et frissonne. Indéfiniment, aux deux rives, sur une largeur de cinq cents à mille mètres, les près se développent, où s'élèvent des petits bois et des bosquets. Je n'y rencontre nul passant, rien que des vaches paisibles, surveillées par un petit Claude Gellée. Et seul l'adjectif immaculé peut rendre la fraîcheur de l'air, la limpidité de l'eau, la jeunesse de ces verdures qu'aucune poussière ne gâte et la noblesse de ce paysage un peu sobre. Grâce, douceur, virilité pourtant. Que cette beauté de la Moselle attendrit le cœur ! C'est sur de telles matinées suaves que s'est formée, composée, je voudrais dire moulée l'âme encore molle du jeune Claude Gellée.

Allez une fin de journée, vers quatre heures, à la lumière douce, au Louvre. Aimez sa Vue d'un port de mer, cette lumière prodigieuse, cet équilibre, ce calme ; David sacré roi par Samuel, ce tableau des montagnes romaines simplifiées, épurées ; un crépuscule sur la mer qui frissonne, c'est toute mon arrivée à Tartous, en vue de l'île de Ruad, quand j'arrivais au désert. Quelle heure triste, inoubliable, où notre vie, entre la mer et le désert, avec son frisson de fièvre, ne vaut pas plus qu'un moucheron dans la nuit ! Le Port de mer au soleil couchant, c'est sublime. Cela nous met en rapport avec plus grand que nous, avec la source de toute beauté, et pour finir, Le Débarquement de Cléopâtre à Tarse, au-dessus de quoi il n'y a rien. Que Tarse, où je suis allé chercher Cléopâtre, m'a paru mince et m'a serré le cœur, parce que j'y cherchais la lumière de Claude Gellée dont l'irrésistible puissance nous envahit tout l'être !


Claude Gellée, Le Pont de bois

Je me figure que toutes les émotions qu'il a gravées dans cette série d'estampes, il les avait connues au bord de la Moselle, de Charmes à Chamagne. Pour moi, elles traduisent avec une fidélité absolue mon plaisir.
En les regardant, je respire plus largement, mes yeux sont baignés, apaisés. Je me sens plus harmonisé.
Le bouvier (huitième des gravures du Liber Veritatis). C'est si bien nos pâquis Naville que je suis piqué par les moustiques.
La danse au bord de l'eau (dixième), plus belle à cause des chèvres, me plaît moins.
La danse sous les arbres. Ils ont le rythme de cette nature, soit. Mais moi, je suis la bête à l'écart qui les regarde et qui jouit de l'ensemble.
Le troupeau à l'abreuvoir. Quand j'enviais les bons bœufs, les bonnes vaches qui se désaltèrent à pleine eau, le mufle tout ruisselant...
Le bouvier. Mais c'est la ferme même du Saulcy avec ses grands arbres, sa prairie, son bosquet, ses moustiques !
La danse sous les arbres. C'est un épisode de la Saint-Pierre à Essegney.
Le pont de bois. Encore un épisode de mes promenades. Le trouverons-nous ? Faudra-t-il se déchausser ?
Et que de fois, dans ces interminables promenades d'été, j'ai regretté l'âne de La Fuite en Égypte !

Maurice Barrès, " L'Automne à Charmes avec Claude Gellée" (pages interrompues), dans Le Mystère en pleine lumière, Romans et Voyages tome II, Robert Laffont, collection Bouquins, 1994, p. 875-876, 887, 895-896. 

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