dimanche 23 mars 2025

Mircea Cărtărescu, lecteur de Proust

"Je voulais retourner dans le corps de l'enfant de douze ans qui ne connaissait rien de l'unification de l'Italie, ni des révolutions, ni de l'Église, ni de la liberté, qui en réalité savait à peine qu'il était au monde et qui pourtant avait sangloté comme jamais il ne sangloterait - et sans même vraiment savoir pourquoi. Je voulais utiliser ce petit corps noiraud, anémique, totalement anonyme, ces yeux noirs pleins de larmes dans un visage en lame de couteau qui évoquait celui de Régine Olsen [Danoise, amoureuse du philosophe Kierkegaard], je voulais savoir su la répétition était possible. Le Taon [roman d'Ethel Lilian Voynich] allait devenir ma madeleine, mes dalles inégales, le flash qui allumerait soudain, comme le ferait une ampoule de milliards de watts, la contrée infinie de mon esprit."
Mircea Cărtărescu, Solénoïde, traduit du roumain par Laure Hinckel, Points Signatures, 2021, p. 251-252.

Le narrateur du roman de  Mircea Cărtărescu, Solénoïde, cite À l'ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust (page 274). Mais cela n'indique pas que Cărtărescu ait vraiment lu ce roman. Par contre, le fait de signaler les dalles inégales, montre qu'il a bien lu Le Temps retrouvé de Proust. En effet, la réminiscence des dalles inégales est bien moins connue que celle de la madeleine. 

"En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j'étais entrée dans la cour de l'hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n'avais pas vu une voiture qui s'avançait ; au cri du wattman je n'eus que le temps de me ranger vivement de côté et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d'aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s'évanouit devant la même félicité qu'à diverses époques de ma vie m'avaient donnée la vue d'arbres que j'avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d'une madeleine trempée dans une infusion, tant d'autres sensations dont j'ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m'avaient paru synthétiser."
"Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restais inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j'avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m'avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force, et tâche de résoudre l'énigme de bonheur  que je te propose. » Et presque tout de suite je la reconnus, c'était à Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par mémoire ne m'avaient jamais rien dit et que la sensation que j'avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m'avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l'attente, à leur rang, d'où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés."
Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Le Livre de Poche Classique, 1993, p. 221 et 222.

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