"L'hiver vint. Le matin, quand le régiment sortait de la caserne, le monde était encore plongé dans l'obscurité. Dans les rues, la mince couche de glace se brisait sous les sabots des chevaux. Une buée grise s'échappait des naseaux des bêtes et des bouches des cavaliers. Le voile mat du gel perlait sur le fourreau des sabres et le canon des carabines. La petite ville rapetissait encore. Les appels assourdis, gelés, des trompettes n'attiraient plus aucun des spectateurs habituels au bord de la chaussée. Seuls, les cochers, en station à leur place ordinaire, redressaient chaque matin leurs têtes barbues. Ils conduisaient des traineaux quand la neige tombait abondamment. Aux colliers de leurs chevaux, les grelots tintaient doucement, sans cesse agités par l'inquiétude des animaux frissonnants. Tous les jours se ressemblaient comme des flocons de neige. Les officiers du régiment de uhlans attendaient on ne sait quel évènement extraordinaire qui viendrait rompre la monotonie de leurs journées. À vrai dire, personne ne savait de quelle nature serait cet évènement. Mais cet hiver-là paraissait receler en son sein quelque terrible surprise. Or, un jour, elle en surgit comme un éclair rouge de la neige blanche.
. . . . .
La mort planait au-dessus d'eux, elle ne leur était nullement familière. Ils étaient nés en temps de paix et ils étaient devenus officiers en s'adonnant paisiblement aux manœuvres et aux exercices. Ils ne savaient pas alors que chacun d'eux, sans exception, rencontrerait la mort quelques années plus tard."
Joseph Roth, La Marche de Radetzky, Points Seuil, 2008, p. 114 et 115.
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