"Les hommes de cette région étaient nés des marais. Car les marais s'étalaient, sinistres, sur toute l'étendue du pays, de chaque côté de la grand-route, avec leurs grenouilles, leurs bacilles et leurs herbes sournoises qui signifiaient pour le voyageur sans soupçon, ignorant du pays, le terrible sortilège d'une affreuse mort. Beaucoup périssaient sans que personne ne les eût entendus appeler au secours. Mais tous ceux qui étaient nés là-bas connaissaient la perfidie des marais et possédaient eux-mêmes un peu de perfidie. Au printemps et en été, l'air était saturé du coassement ininterrompu et saturé des grenouilles. Sous les cieux, les trilles tout aussi nourris des alouettes exultaient. Et c'était un inlassable dialogue du ciel avec le marécage.
. . . . . .
Tout étranger, quel qu'il fût, échouant dans ce pays, était condamné à s'y perdre peu à peu. Aucun n 'était aussi puissant que le marais. Aucun ne pouvait tenir tête à la frontière. C'était le moment où les grands seigneurs de Vienne et de Saint-Pétersbourg commençaient à préparer la guerre mondiale. Les gens de la frontière la sentirent venir plus tôt que les autres, non seulement parce qu'ils avaient l'habitude de pressentir les choses en venance, mais encore parce qu'ils pouvaient voir tous les jours, de leurs propres yeux, les signes précurseurs de l'écroulement."
Joseph Roth, La Marche de Radetzky, Points Seuil, 2008, p. 160 et 161.
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