Ce que pensait l'Italien Settembrinni avant la guerre de 1914-1918.
"Selon le système exposé par Settembrini, deux principes étaient en concurrence pour régir le monde : la force et le droit, la tyrannie et la liberté, la superstition et le savoir, le principe de la stagnation et celui de l'effervescence, autant dire du progrès. Le premier principe pouvait être qualifié d'asiatique, et le second d'européen, l'Europe étant le territoire de la rébellion, de la critique et de l'activité réformatrice, tandis que le continent oriental incarnait l'immobilité, le repos inactif. Quant à savoir laquelle des deux puissances remporterait la victoire finale, ce serait sans nul doute celle des Lumières, du perfectionnement conforme à la raison. Car l'humanité ne cessait d'entraîner de nouveaux peuples dans sa voie resplendissante, elle gagnait du terrain en Europe et commençait à se répandre en Asie. Sa victoire était toutefois loin d'être totale, et les sympathisants déjà éclairés devraient encore fournir de grands et nobles efforts jusqu'au jour où les monarchies et les religions s'effondreraient , même dans les pays de notre continent qui, à la vérité, n'avaient vécu ni les Lumières ni 1789. Mais ce jour viendrait, disait Settembrini en souriant finement dans sa moustache [en croc], il arriverait sur des pattes de colombe ou des ailes d'aigle, il poindrait comme l'aurore de la fraternisation générale des peuples sous le signe de la raison, de la science et du droit ; ce jour amènerait la sainte alliance de la démocratie civile - lumineuse antithèse de la trois fois infâme alliance des princes et des cabinets dont le grand-père Giuseppe avait été l'ennemi juré -, en un mot, ce serait la république universelle. Afin d'atteindre ce but suprême, il fallait avant tout, pour ce qui était du principe asiatique et servile de la stagnation, toucher le cœur même et le centre vitale de la résistance, c'est-à-dire Vienne. Il s'agissait de frapper l'Autriche à la tête et de la détruire pour se venger du passé, mais aussi pour ouvrir la voie à la suprématie du droit et du bonheur sur terre."
Thomas Mann, La Montagne magique, (Der Zauberberg, 1924), traduction nouvelle de Claire de Oliveira, Le Livre de Poche Biblio, 2019, p. 242-243.
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