"Le second lieu agreste que j'ai u était dans la Finlande russe, lorsque j'étais employé, en 1764, à la visite de ses places avec les généraux du corps du génie, dans lequel je servais. Nous voyagions entre la Suède et la Russie, dans des pays si peu fréquentés, que les sapins avaient poussé dans le grand chemin de démarcation qui sépare leur territoire. Il était impossible d'y passer en voiture, et il fallut y envoyer des paysans pour les couper, afin que nos équipages pussent nous suivre. Cependant nous pouvions pénétrer partout à pied, et souvent à cheval, quoiqu'il nous fallût visiter les détours, les sommets et les plus petits recoins d'un grand nombre de rochers, pour en examiner les défenses naturelles, et que la Finlande en soit si couverte, que les anciens géographes lui ont donné le surnom de Lapidosa. Non seulement ces rochers y sont répandus en grands blocs à la surface de la terre, mais les vallées et les collines tout entières y sont, en beaucoup d'endroits, formées d'une seule pièce de roc vif. Ce roc est un granit tendre qui s'exfolie, et dont les débris fertilisent les plantes, en même temps que ses grands masses les abritent contre les vents du nord, et réfléchissent sur elles les rayons du soleil par leur courbure, et par les particules de mica dont il est rempli. Les fonds de ces vallées étaient tapissés de longues lisières de prairies qui facilitent partout la communication. Aux endroits où elles étaient couvertes de roc tout pur, comme à leur naissance, elles étaient couvertes d'une plante appelée kloukva, qui se plaît sur les rochers. Elle sort de leurs fentes, et ne s'élève guère à plus d'un pied et demi de hauteur ; mais elle trace de tous côtés, et s'étend fort loin. Ses feuilles et sa verdure ressemblent à celles du buis, et ses rameaux sont parsemés de fruits rouges, bons à manger, semblables à des fraises.
Des sapins, des bouleaux et des sorbiers végétaient à merveille sur les flancs de ces collines, quoique souvent ils y trouvassent à peine assez de terre pour y enfoncer leurs racines. Les sommets de la plupart de ces collines de roc étaient arrondis en forme de calottes, et rendus tout luisants par des eaux qui suintaient à travers de longues fêlures qui les sillonnaient. Plusieurs de ces calottes étaient toutes nues, et si glissantes, qu'à peine pouvait-on y marcher. Elles étaient couronnées, tout autour, d'une large ceinture de mousses d'un vert d'émeraude, d'où sortaient ça et là une multitude infinie de champignons de toutes les formes et de toutes les couleurs. Il y en avait de faits comme de gros étuis, couleur d'écarlate, piquetés de points blancs ; d'autres, jaunes comme du safran, et allongés comme des œufs. Il y en avait du plus beau blanc, et si bien tournés en rond, qu'on les eût pris pour des dames d'ivoire. Ces mousses et ces champignons se répandaient le long des filets d'eau qui coulaient des sommets de ces collines de roc, s'étendaient en longs rayons jusqu'à travers les bois dont leurs flancs étaient couverts, et venaient border leurs lisières en se confondant avec une multitude de fraisiers et de framboisiers.
La nature, pour dédommager ce pays de la rareté des fleurs apparentes qu'il produit en petit nombre, en a donné le parfum à plusieurs plantes, telles qu'au calamus aromaticus, au bouleau, qui exhale au printemps une forte odeur de roses, et au sapin, dont les pommes sont odorantes. Elle a répandu de même les couleurs les plus agréables et les plus brillantes des fleurs sur les végétations les plus communes, telles que sur les cônes du mélèze, qui sont d'un beau violet, sur les baies écarlates du sorbier, sur les mousses, les champignons, et même les choux-raves."
Bernardin de Saint-Pierre, Études de la nature, Étude V, Paris, Firmin Didot Frères, 1853, p. 60-61.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire