samedi 11 mai 2019

Proust, Bergotte et la petite toque de soie jaune

"Un critique ayant écrit que dans La Rencontre d'Alexis et d'Hélène de Piero della Francesca, fresque qu'il adorait  et croyait connaître très bien, une petite toque de soie jaune (qu'il ne se rappelait pas) était si bien peinte qu'elle était, si on la regardait seule, comme une précieuse œuvre  d'art chinoise, d'une beauté qui se suffisait à elle-même, Bergotte partit pour Ascoli Piceno et entra au Palais communal. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de Venise ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Piero della Francesca qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il remarqua pour la première fois le petit page d'Alexis en bleu, que le sable était rose et enfin la précieuse matière de la toute petite toque de soie jaune. Les étourdissements augmentaient, il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, à la précieuse petite toque de soie jaune. " C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il, mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme cette petite toque de soie jaune." Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait la petite toque de soie si bien peinte en jaune. [...] Il se rappelait : "Petite toque de soie jaune avec un costume bleu, petite toque de soie jaune." Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire. Il était mort ¹."
1. Marcel Proust, La Prisonnière. À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la Pléiade, N.R.F., t. IIIp. 186-187.

Jean d'Omesson, La Gloire de l'Empire, Œuvres I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 379-380. 

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