Un portefaix-passeur du fleuve Abegawa guettant le client sur le chemin menant au gué avait déjà avisé nos deux voyageurs.
"Vos Seigneuries montent sur la capitale, je présume ?
- Mais d'abord, qui es-tu, toi ? s'effarouche Yajirobei.
- Le passeur de fleuve, pour vous servir. Prenez-moi, je prends pas cher !
- Combien ? s'enquiert Kitahachi.
Dame, c'est qu'avec les pluies d'hier, les eaux sont ben hautes, on est à soixante-quatre mailles.
- Ah, mais c'est bien cher ! s'insurge Kitahachi.
- Mais enfin ! Voyez vous-mêmes les eaux ! repartait imperturbable le passeur emmenant ces clients méfiants jusqu'au bord du fleuve.
- Oui, en effet ! Voilà un courant bien impétueux ! admet Yajirobei. N'allez pas nous y faire choir !
- Cela ne craint rien ! Allons ! tournez-vous !"
Et hop, il les ramasse tous deux, chacun sur une épaule, et s'engage hardiment dans le flot.
"Doux Amida ! Doux Amida ! Je me sens gagné de vertige ! s'effarouche Kitahachi.
- Prenez bien appui sur ma tête, conseille le passeur. Ah !mais ne mettez donc pas vos mains ainsi devant mes yeux ! Je ne vois plus l'autre rive !
- C'est que ça devient profond ! s'alarme Yajirobei. Ne nous faites pas tomber, vous !
- Tomber ? Je connais mon boulot !
- Mais si d'aventure vous nous laissiez tomber, qu'arriverait-il ? insiste Yajirobei qui désire savoir.
- Cela ne fait aucun doute que vous seriez emportés, comme ça, par le courant !
- Pensez-vous que nous nous laisserions entraîner ! Victoire !Nous voilà rendus ! Merci, grand merci !"
Ils descendent des épaules du passeur et lui règlent son dû.
"Tenez, et seize mailles de pourboire en sus ! consent Yajirobei encore tout pantelant.
- Alors là, bien merci à vous !"
Et tout en continuant à remercier, le passeur se dirige un peu en amont, là où il savait le fleuve particulièrement peu profond, et repasse sur l'autre rive.
" Ce n'est pas croyable, Yaji ! Il nous a emmenés où c'était profond pour nous extorquer soixante-quatre mailles!"
Jippensha Ikkû (1765-1831), A pied sur le Tôkaidô, Éditions Philippe Picquier, collection de Poche, 1998, p. 217-218.
Pour l'illustration :
Gisèle Lambert, Jocelyn Bouquillard, Le Tôkaidô de Hiroshige, Paris, Bibliothèque de l'Image, 2002, p. 40, 19e relais : Fuchû. Traversée du fleuve Abe à gué par des porteurs spécialisés, les kumosuke, seulement vêtus d'un pagne.