"Ce jour de novembre, une longue caravane de chevaux chargés arriva sur la rive gauche de la rivière, où elle s'arrêta pour la nuit. L'agha des janissaires, avec son escorte armée, retournait à Constantinople, après avoir pris dans les villages de Bosnie orientale le nombre d'enfants chrétiens prévu en guise de tribut.
Six ans s'étaient écoulés depuis le dernier paiement de cet impôt du sang, aussi le choix avait été, cette foi, aisé et riche ; on avait trouvé sans difficultés le nombre voulu d'enfants mâles en bonne santé, intelligents et de belle apparence, entre dix et quinze ans, malgré le fait que de nombreux parents cachaient leurs enfants dans les forêts, leur apprenaient à jouer les simples d'esprit ou à faire semblant de boiter, les habillaient de haillons et les maintenaient dans la saleté pour les soustraire au choix de l'agha. Certains allaient même jusqu'à mutiler leurs propres fils, en leur coupant un doigt de la main.
À quelque distance des derniers chevaux de cette caravane peu ordinaire, suivaient, courant en tous sens et à bout de souffle, de nombreux parents et cousins de ces enfants que l'on emmenait pour toujours et qui, une fois circoncis et turquisés dans ce monde nouveau, oubliant leur foi, leur pays et leurs origines, passeraient leur vie dans les détachements de janissaires ou dans un autre corps d'élite de l'Empire."
Ivo Andrić, Le Pont sur la Drina, Le Livre de Poche Biblio, 2024, p. 20-21.
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