mercredi 29 janvier 2025

l'assassinat de Selim III dans La Chronique de Travnik d'Ivo Andrić


Selim III (1761-1808), sultan de l'Empire ottoman, assassiné le 28 juillet 1808
-
"Le mouvement en faveur du sultan destitué Selim III était conduit par Mustapha Barjaktar, un des meilleurs chefs militaires, homme honnête, mais emporté et inculte. Parti de Valaquie, il avait marché sur Constantinople avec ses Albanais, dans le but de renverser le gouvernement indigne et son sultan Mustapha, de libérer Selim du sérail et de le replacer sur le trône. il avait été partout bien reçu et avait atteint Constantinople, où il avait été accueilli en vainqueur et en libérateur. Il était parvenu sans encombre jusqu'au sérail même et était entré dans la première cour, mais là, le chef de la garde avait réussi à lui fermer sous le nez la grande porte intérieure. C'est alors que le courageux mais simple et maladroit Barjaktar commit une erreur fatale. Il se mit à crier en réclamant qu'on libéra immédiatement le sultan légal destitué, Selim. Entendant cela et voyant que Mustapha Barjaktar était maître de la situation, le sot mais sournois et cruel sultan Mustapha ordonna  que l'on tue immédiatement Selim. Une esclave trahit le malheureux sultan, qui était en train de faire sa prière de l'après-midi quand Kislar aga et ses quatre acolytes entrèrent dans la pièce. Ils s'immobilisèrent un instant, perplexes,, mais Kislar aga se jeta aussitôt sur le sultan qui était alors à genoux, son front effleurant le kilim. Les esclaves vinrent en aide à l'aga, l'un se saisissant de Selim par les bras et les jambes tandis que les autres, brandissant leur couteau, repoussaient les domestiques...
Dans la bagarre qui s'en suivit Selim réussit à se dégager et à renverser d'un coup violent le gros Kislar aga. Il se tenait au milieu de la pièce et il se défendait en agitant les bras et les jambes. Les esclaves noirs se précipitaient sur lui, en se protégeant des coups. L'un d'eux avait un arc sans flèches, et il essayait sans cesse de passer la corde autour du cou de sa victime, pour l'étrangler. Se défendant tout particulièrement de cette corde, Selim perdit de vue Kislar aga, qui était au sol. Le gros homme noir et puissant se releva sur ses genoux sans qu'on le vît et d'un geste rapide saisit Selim, qui se tenait les jambes écartées, aux testicules. Le sultan poussa un hurlement de douleur et se plia en deux, son visage venant presque se coller à celui, couvert de sueur et de sang, de Kislar aga. Il était trop près pour prendre de l'élan et frapper Kislar aga qui se roulait sur le tapis sans lâcher sa victime. L'esclave profita de cet instant et réussit à passer la corde par-dessus la tête de Selim. Il fit tourner plusieurs fois son arc, en serrant de plus en plus fort le nœud autour du cou. Le sultan se débattait , mais de moins en moins fort, car la douleur à l'aine lui faisait perdre par moment connaissance. Son visage changeait de couleur. Il ouvrit la bouche, ses yeux sortirent de leurs orbites. Ses bras battirent encore plusieurs fois l'air à la hauteur du cou, mais pitoyablement et en vain, puis son corps tout entier s'affaissa, ses genoux plièrent, puis sa taille, puis son cou, et il s'effondra contre le mur où il resta ainsi recroquevillé, à moitié assis, sans le moindre mouvement, comme s'il n'avait jamais vécu et ne s'était jamais défendu. 
Le cadavre fut immédiatement allongé sur un tapis et porté sur ce tapis, comme une civière, au sultan Mustapha.
Dire d'Ibrahim pachavizir de Travnik, dans Ivo Andrić, La Chronique de Travnik, traduction de Pascale Delpech, collection Motifs poche, éditions du Rocher, 2023, p. 323-326.

Sur l'assassinat de Selim III :
Stanford SHAW, Histoire de l'Empire ottoman et de la Turquie, Roanne, Éditions Horvath, 1983, p. 401.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire