"C'était le temps de la peau sur les os, et celui, éternel, de la soupe aux choux. De la kapousta le matin au réveil, de la kapousta le soir après l'appel. KAPOUSTA, c'est le chou en russe, et celui d'une soupe qui, souvent, n'en contient pas. En dehors du russe et de la soupe, kapousta est un mot composé de deux choses qui n'ont rien de commun, sauf le terme en question. CAP, c'est la tête, en roumain, et PUSZTA la plaine hongroise. On se dit ça en allemand, et le camp est russe comme la soupe aux choux. On veut faire le malin avec ces trucs insensés, or KAPOUSTA, une fois décomposé, ne saurait être un mot de la faim. Les mots de la faim sont une carte géographique dont les pays ont des noms culinaires qu'on dit dans sa tête. Soupe des jours de fête, hachis, côtelettes, jambonneau, rôti de lièvre, quenelles au foie, cuissot de chevreuil, lièvre à l'aigre-douce, et cætera
Chaque mot de la faim est un mot de nourriture : on en a l'image dans les yeux et le goût dans le palais. Les mots de la faim et les mots de nourriture alimentent l'imagination. Ils se mangent eux-mêmes et se régalent. Faute d'être repu, on assiste au repas. Tout affamé chronique a ses préférences à lui, des termes culinaires rares, fréquents, ou constants. Chacun se délecte d'un autre mot. Ni la kapousta ni la soupe à la belle-dame [épinard sauvage] n'en étaient, parce qu'on en mangeait pour de bon. Il fallait bien."
Herta Müller, La Bascule du souffle, Folio Gallimard, 2011, p. 184-185.
"L'été 1944, alors qu'une vaste partie du pays était occupée par l'Armée rouge, la Roumanie capitula. Après l'exécution du dictateur fasciste Antonescu, elle fit volte-face pour déclarer la guerre à son ancien allié, l'Allemagne nazie. En janvier 1945, le général soviétique Vinogradov obtint du gouvernement roumain, au nom de Staline, que tous les Allemands vivant en Roumanie viennent œuvrer pour la «reconstruction» de l'Union soviétique détruite par la guerre. Tous les hommes et les femmes de dix-sept à quarante-cinq ans furent déportés dans des camps de travaux forcés.
Ma mère y a passé cinq ans." Postface du roman de Herta Müller, mars 2009.
Ma mère y a passé cinq ans." Postface du roman de Herta Müller, mars 2009.
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