dimanche 21 juillet 2024

Milan Kundera rencontre Anatole France

"Ceux qui ont réussi, pour tout un siècle, à placer le nom d'Anatole France sur la liste noire n'étaient pas romanciers ; c'étaient des poètes : d'abord, les surréalistes : Aragon (sa grande conversion au roman l'attendait encore), Breton, Eluard, Soupault (chacun a écrit son propre texte pour le pamphlet commun).
Jeunes avant-gardistes convaincus, ils étaient tous irrités par une gloire trop officielle ; authentiques poètes lyriques, ils concentraient leur aversion sur les mêmes mots clés ; Aragon reproche au mort :  «l'ironie» ; Eluard : «le scepticisme, l'ironie» ; Breton : «le scepticisme, le réalisme, le manque de cœur». Leur violence avait donc un sens, une logique, même si, sincèrement, ce «manque de cœur» sous la plume de Breton me déconcerte un peu. Le grand Non-Conformiste voulait-il châtier le cadavre avec le martinet d'un mot-kitsch si usé ?
Dans Les dieux ont soif France parle d'ailleurs lui aussi du cœur. Gamelin se trouve parmi ses nouveaux collègues, les juges de la Révolution, obligés, à toute vitesse, de condamner les accusés à mort ou de les acquitter ; voici comment France les décrit : «d'un côté les indifférents, les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là condamnaient toujours» (c'est moi qui souligne). 
Breton a bien vu : Anatole France ne tenait pas le cœur en grande estime." 
- Milan Kundera, Une rencontre, collection Folio, Gallimard, 2011, p. 76-77. 
- Anatole France, Les dieux ont soif, Le Livre de Poche Classique, Hachette, 2010, p. 145.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire