dimanche 21 juillet 2024

ils ont enseigné un bienveillant mépris des hommes

"Et  M. Bergeret relut les pensées de Marc-Aurèle. Il éprouvait de la sympathie pour le mari de Faustine. Pourtant il trouva dans ce petit livre un sentiment si faux de la nature, une si mauvaise physique, un tel mépris des Charites [Charme, Beauté, Créativité], qu'il n'en put goûter à l'aise toute la magnanimité. Il lut ensuite les contes [aux heures perdues] du sieur d'Ouville et ceux d'Eutrapel [de Noël du Fail], le Cymbalum de Despériers, les Matinées de Cholière [Cholières] et les Serées de Guillaume Bouchet. Il fut plus content de cette lecture. Il reconnut qu'elle était appropriée à son état et par conséquent édifiante, propre à répandre une paix sereine, une douceur céleste dans son âme. Et il rendit grâce à ces conteurs qui, de l'antique Milet, où fut dit le conte du Cuvier, jusqu'à la Bourgogne salée, à la douce Touraine, à la grasse Normandie, ont enseigné à l'homme le rire gracieux et disposé les cœurs irrités à l'indulgente gaieté.
"Ces conteurs, pensa-t-il, qui font froncer les sourcils des moralistes austères, sont eux-mêmes des moralistes excellents, qu'il faut louer et aimer pour avoir insinué gentiment les solutions les plus simples, les plus naturelles, les plus humaines, à des difficultés domestiques que l'orgueil et la haine, allumés au cœur fier de l'homme, veulent trancher par le meurtre et le carnage. Ô conteurs milésiens ! ô subtil Pétrone ! ô mon Noël du Fail ! s'écria-t-il, ô précurseurs de Jean de La Fontaine ! quel apôtre fut plus sage et meilleur que vous, qu'on appelle couramment des polissons ? Ô bienfaiteurs ! vous nous avez enseigné la vraie science de la vie, un bienveillant mépris des hommes!"
Anatole France, Le Mannequin d'osier, Histoire contemporaine, La Petite Vermillon, La Table Ronde, 2015, p. 233.

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