dimanche 2 juin 2024

Godefroy Cavaignac (1801-1845), évoqué par George Sand

"À cette époque [1832] l'association politique la plus importante et la mieux organisée était celle des Amis du peuple. Plusieurs des chefs qui la représentaient avaient joué déjà un rôle dans la charbonnerie ; ceux-là et d'autres plus jeunes en ont joué un plus brillant depuis 1830. Parmi ces hommes, qui ont surgi et grandi durant cette période de dix années, et qui ont déjà des noms historiques, la société des Amis du peuple comptait Trélat, Guinard, Raspail, etc. ; mais celui qui exerçait le plus de prestige sur les jeunes gens des Écoles et sur les jeunes républicains populaires, c'était Godefroy Cavaignac. Presque seul, il n'avait pas cette suffisance puérile qui perce chez la plupart des hommes remarquables de notre temps, et qui fait chez eux de l'affectation une seconde nature. Sa grande taille, sa noble figure, quelque chose de chevaleresque répandu dans ses manières et dans son langage, sa parole heureuse et franche, son activité, son courage et son dévouement, tout cela eût suffi pour enflammer la tête du belliqueux Jean, et pour échauffer le cœur du généreux Arsène, quand même Godefroy n'eût pas émis les idées sociales les plus complètes, les plus logiques, je dirais même les plus philosophiques qui aient pris une forme à cette époque dans les sociétés populaires. Ce président des Amis du peuple a seul professé dans ces clubs ce qu'on peut appeler les doctrines ; doctrines qui, à beaucoup d'égards, ne satisfaisaient pas encore le secret instinct d'Arsène et les vastes aspirations de son âme vers l'avenir, mais qui, du moins, marquaient un progrès immense, incontestable, sur le libéralisme de la Restauration. Suivant Arsène, et suivant le jugement toujours sévère et méfiant du peuple, les autres républicains étaient un peu trop occupés de renverser le pouvoir, et point assez d'asseoir les bases  de la république ; lorsqu'ils l'essayaient , c'était plutôt des règlements et une discipline qu'ils imaginaient, que des lois morales et une société nouvelle. Cavaignac, tout en faisant cette belle opposition qu'il a si largement et si fortement développée l'année suivante jusque devant la pâle et menteuse opposition de la Chambre, s'occupait à mûrir des idées, à l'éducation publique gratuite, au libre vote de tous les citoyens, à la modification progressive de la propriété, et il ne renfermait pas, comme certains républicains d'aujourd'hui, ces deux principes nets et vastes dans l'hypocrite question d'organisation du travail et de réforme électorale ; mots bien élastiques, si l'on n'y prend garde, et dont le sens est susceptible  de se resserrer autant que de s'étendre."
George Sand,  Horace. Vies d'artistes, Presses de la Cité, 1992, p. 437. Godefroy Cavaignac était le frère ainé du général Cavaignac (1802-1857).
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Horace, roman publié dans La Revue Indépendante en novembre 1841, est l'un des rares romans de George Sand comportant une allusion directe aux questions politiques et historiques contemporaines. Le grand désastre des journées révolutionnaires de 1832 marque ici les enjeux d'une peinture de personnages très amère. Le contexte explique le désenchantement : le régime de Louis-Philippe, contesté, se fait répressif, Lamennais a été arrêté. Le brassage des idées politiques libérales, légitimistes et républicaines (belle figure du bousingot Jean Laravinière) dans cette bohème intellectuelle reflète l'effervescence créatrice et généreuse : Lamennais, la réhabilitation des femmes, la liberté... Autant d'idées fortes qu'évoque avec chaleur Théophile, le narrateur.
D'après Marie-Madeleine Fragonard

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