jeudi 3 août 2023

Phalsbourg d'Erckmann-Chatrian évoqué par Jean-Pierre Rioux

Ni spectacle, ni peinture : le paysage chez Erckmann-Chatrian est une inépuisable recomposition de certaine sonorité d'enfance à laquelle Émile et Alexandre ont été si sensibles et qu'ils ne trahissent pas.
Au centre de cette vision originelle surgit Phalsbourg, éparpillée à travers toute l'œuvre, délice du jardin secret, plaque sensible sur laquelle ont été révélés les sentiments, les émotions et les valeurs qui comptent. De page en page, d'allusions en évocations, on retrouve partout la petite place, avec sa halle et sa fontaine, ses acacias et la boutique paternelle - lieu privilégié d'observation - , le décor helvétique du café Hoffmann ; la grande place d'Armes aussi, avec la caserne puis les remparts ; la porte de France et celle d'Allemagne, d'où part cette grande route où l'on file comme l'éclair vers Strasbourg ou les Quatre-Vents, droit sur le plateau, et qui filtrent les bruissements du monde ; les maisons basses, impeccablement alignées, d'une place-forte venteuse, le nid de cigognes au clocher de l'église et, inépuisable remise à fantasmes et à scènes de genre, la vieille cour de la synagogue, ou la cour de la vieille synagogue, c'est selon. Sans oublier l'auberge sonore, les échoppes, les jardinets du glacis par l'âme mélancolique des canons désaffectés et ce Panier fleuri où l'on tient société et joue aux quilles aux beaux jours, sous la charmille, au son du violon des Bohémiens et des sonneries réglementaires de la garnison. À Phalsbourg tout se mêle et converge, le plat pays et la montagne, l'Alsace et la Lorraine, les militaires et les pékins, les "gueux" et les braves gens, le quotidien et l'épopée, dans d'étranges pulsions de vie qui secouent cette "pépinière des braves" et y activent les sangs du dernier artisan. C'est un lieu singulier qui ne force jamais le trait, où l'on cultive le contraste en demi-teinte et les petits plaisirs du bon sens ; qui accomplit modestement mais sans faillir sa tâche historique de ville artificielle, de cité des idéaux, fondée au XVIe siècle  pour le refuge de "ceux de la religion", passant de prince palatin en duc de Lorraine tout en accueillant des flots d'immigrants et de vagabonds, avant d'être corsetée par la roi aux avant-postes de la France en terre pionnière, à la frontière linguistique entre parlers français et dialectes germaniques, sur la route des invasions et des résistances. Une sorte d'entre-deux prometteur : le voyageur venu de l'Ouest y rencontre à la pointe des plateaux, les premiers effluves allemands ; celui qui débouche de la côte de Saverne, depuis la plaine rhénane, y respire l'air français. Ni les Lorrains, ni les Alsaciens ne sont tout à fait de ce pays de contacts barré à la verticale par les Vosges, que sa ville-symbole irrigue d'une sorte de paix tour à tour rieuse et grave.
Jean-Pierre Rioux, Erckmann-Chatrian ou le trait d'union, Paris, Gallimard, 1989, p. 58-60.

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