lundi 9 décembre 2019

Plutarque, Du bavardage, et Montaigne

Est res magna tacere
-
C'est une tâche ardue et malaisée qu'entreprend la philosophie lorsqu'elle se propose de soigner les gens affectés de bavardage. Car le remède dont elle dispose, la raison, n'est accessible qu'à ceux qui écoutent, et les bavards n'écoutent jamais : ils sont toujours en train de parler.

Aristote se trouva un jour en butte aux interruptions continuelles d'un discoureur qui lui débitait des histoires sans queue ni tête, tout en lui répétant sans cesse : "Épatant, non, mon cher Aristote ? - Pas du tout, répondit celui-ci ; non, ce qui m'épate, c'est qu'on puisse rester à t'écouter quand on a des jambes."

Le propre de la parole c'est de viser à inspirer confiance à l'auditeur.

Le silence a quelque chose de profond, de sobre, de mystérieux, tandis que l'ivresse est une commère : elle est sans cervelle, sans réflexion ; c'est ce qui la rend prolixe.

Plutarque cite Homère, Odyssée, XII, 452-453 :
Je répugne à redire
Une histoire qu'un autre a contée clairement.

Pittakos, ayant reçu pour en faire sacrifice un animal envoyé par le roi d’Égypte avec l'ordre de prélever sur la bête la partie la plus noble et la plus vile, coupa la langue et la lui envoya, lui donnant  à comprendre qu'elle pouvait être, selon le cas, l'instrument des plus nobles actions ou des plus viles.

Le poète [Homère] a raison de qualifier les paroles d'ailées : car, s'il n'est pas facile de reprendre un oiseau qu'on a laissé s'échapper de ses mains, il est impossible, une fois qu'il est lâché, de rattraper et d'arrêter un mot : il vole de-ci, de-là,
Il tournoie, emporté par des ailes agiles,
et se propage, de plus en plus loin, de bouche à oreille.

Le bavardage marche généralement de pair avec un mal qui le vaut bien : la curiosité. On est avide de tout entendre afin de pouvoir tout raconter.

C'est une espèce bavarde que celle des coiffeurs, et qui s'en étonnerait ? On rencontre chez eux les plus grands jacasseurs qui les contaminent avec leur manie. Le roi Archélaos fit une merveilleuse réponse à son coiffeur qui lui demandait en mettant le tissu de lin sur ses épaules : "Comment veux-tu que je te coiffe, ô roi ? - En silence."

Platon ne loue-t-il pas ceux qui disent beaucoup en peu de mots, les comparant, pour leurs traits groupés, leur parler dense et dru, à d'habiles lanceurs de javelots ?

Si l'on veut donner une réponse [aux questions posées] mûrement réfléchie, il faut attendre d'avoir parfaitement compris l'esprit et le sens de la question, sans quoi tout se passe comme dit le proverbe :
Ils avaient demandé des pioches,
On leur  refusa des pétrins.

Il faut toujours associer étroitement, chaque fois que l'on va parler et que les mots se pressent sur nos lèvres, le réflexe d'examiner la question suivante : "Qu'est-ce que je vais dire de si urgent et de si peu à propos ? En vue de quoi ma langue prend-elle son élan ? Si je parle, qu'ai-je à y gagner ? Que vais-je perdre à me taire ? " Car il ne faut pas y aller de son discours comme pour se débarrasser d'un fardeau trop lourd - sans quoi, même après qu'on a parlé, le poids reste. Lorsque des êtres humains parlent, c'est pour leur propre compte, parce qu'ils ont besoin de quelque chose, ou pour le bien de ceux qui les écoutent, ou encore pour l'agrément commun, assaisonnant de mots, comme de sel, le plaisir qu'ils ont à être ensemble et à pratiquer une même activité. Mais si ce que l'on dit est sans profit pour celui qui parle, sans utilité pour les auditeurs, et qu'il n'y découvre ni charme ni beauté, pourquoi parler ? Il est des propos oiseux, tout comme des actions vaines.

Il faut avoir frais et présent à l'esprit le passage de Simonide où il est dit qu'on regrette souvent d'avoir parlé, jamais de s'être tu.


Extraits tirés de :
Plutarque, La Conscience tranquille suivi de Le Bavardage, Paris, Éditions Arléa, 1991.

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Le monde n'est que babil, et ne vis jamais homme qui ne dise plutôt plus que moins  qu'il ne doit ; toutefois la moitié de notre âge s'en va là.
Montaigne, Les Essais,  Le Livre de Poche Classique, (Édition de Pierre Michel), tome I, 1965, Livre I, chapitre XXVIII, p. 209.

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