"Derrière la logique froide du mécanisme était le mystère virulent de la mort qui étreignait le camp, il y avait les lois abominablement injustes du hasard qui, ici plus qu'ailleurs, accompagnait chaque instant le détenu, qui l'observait, qui faisait que le choix pour telle corvée, telle punition, se portait sur lui, une fois de plus, qui faisait que la maladie le frappait lui plutôt qu'un autre et cela signifiait la mort immédiate ; il y avait cette magie des choses qui voulait que des incidents anodins, nés à la marge, se mettent subitement à s'enchaîner les uns aux autres pour venir comme une grosse catastrophe enrayer la superbe et inaltérable machine, affolant ses maîtres, les humiliant jusqu'au sommet, libérant en contrecoup de terribles colères, des actes gratuits, des châtiments en cascade, et des jours et des semaines de privation ; il y avait le mystère du temps qui s'étirait à l'infini, jusqu'à anéantir toute volonté, tout espoir, tout regret même, puis se contractait subitement, étranglait son monde, mettait de la précipitation dans le moindre mouvement, se faisait garrot impitoyable rendant chaque minute plus lourde, chaque seconde plus incertaine ; et il y avait le climat et ses humeurs, et ses tortures, la rumeur et ses fièvres, il y avait la promiscuité et sa honte, et ses réactions épidermiques, il y avait la faim, perpétuelle, délirante, et les odeurs qui soulèvent le cœur, il y avait la terrible perte de conscience morale qui faisait du déporté le pire ennemi du déporté, chacun ayant scellé une alliance avec la faim, l'instinct de survie et la folie, et il y avait ces innombrables petites choses du quotidien qui pouvaient à tout moment prendre une tournure tragique ; mon Dieu quel drame qu'une chaussure volée ou un bonnet égaré en hiver, un regard de trop sur un officier, une seconde d'inattention, une gamelle qui se fend, une foulure au pied, une dysenterie, une lombalgie, une plaie qui s'infecte ; il y avait cette tension épuisante pour toujours paraître en état de travailler et ne jamais éveiller le soupçon ; il y avait ce malstrom que l'on portait dans sa tête vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ces angoisses purulentes, ces questions sans fin, des exaltations morbides, des peurs d'enfants, des besoins lancinants, des rêves impossibles, des souvenirs fugaces d'une autre vie, dans un monde où existerait un soleil, où le jour et la nuit sont une grâce que l'on partage avec d'autres."
Boualem Sansal, Le Village de l'Allemand ou le Journal des frères Schiller, Gallimard, 2008, p. 240-241.